FESTIVAL DE CANNES 2022 – Devenu en moins de cinq long-métrages le « roi » du thriller espagnol, Rodrigo Sorogoyen nous avait décontenancé avec son dernier film Madre, histoire d’une mère brisée au cœur d’une relation interdite. En s’éloignant de sa zone de confort pour injecter sa mise en scène héritée du film de genre au coeur d’un drame psychologique, il s’était perdu dans les méandres d’un long-métrage prétentieux et confus. Une tentative qui infuse malgré tout dans la construction lente et écharpée de As Bestas. Nouvelle production franco-espagnole qui lorgne cette fois-ci plus vers Délivrance que Louis Malle, elle tourne autour d’un des duos les plus stimulants du cinéma français : Marina Foïs et Denis Ménochet.
Antoine et Olga, un couple de Français, sont installés depuis longtemps dans un petit village de Galice. Ils ont une ferme et restaurent des maisons abandonnées pour faciliter le repeuplement. Tout devrait être idyllique mais un grave conflit avec leurs voisins fait monter la tension jusqu’à l’irréparable…
J’irai dormir chez vous
Fer de lance d’un cinéma espagnol en pleine ébullition, Rodrigo Sorogoyen transpose ses thèmes de prédilection dans toutes ses oeuvres, et la question de la justice – bien souvent de l’injustice non adressée – traverse son travail. Avec As Bestas, il s’attaque frontalement à la xénophobie au coeur d’un village espagnol escarpé, théâtre de règlements de comptes et de crasses entre voisins. Habilement, le scénario co-écrit avec Isabel Peña va alors esquiver le spectaculaire pour nourrir l’incompréhension, la haine, la peur entre ces deux groupes séparés par plus qu’une simple nationalité. Car sous couvert d’une vile méfiance, se cache également une analyse acerbe et sans compromis des rapports de classes, aussi subtile que référencée.
Pour filmer avec honnêteté un sujet si multiple, Sorogoyen va alors se reposer sur son casting incroyable. Dans un premier temps, c’est par la force brute d’un Denis Ménochet poussé en dehors de sa présence apaisante puis, dans une seconde partie encore plus lourde, la puissance de jeu de Marina Foïs et son calme terrifiant. Mais c’est finalement le duo des frères Xan et Lorenzo incarnés par Luis Zahera et Diego Anido qui impressionne avec un jeu aussi sincère qu’animal, où chaque conviction est incarnée, transposée avec une puissance émotionnelle folle. Le film ne tombe alors jamais dans la facilité, ni l’attendu : l’ensemble est si fin que toutes les réactions, choix, et révélations croulent sous l’évidence érigée en qualité. Car de ce travail d’écriture et de réalisation impressionnant va naître une tension qui ne redescend jamais.
Avec As Bestas, Rodrigo Sorogoyen retrouve la violence crasse de Que Dios nos perdone et nous fait redécouvrir Marina Foïs et Denis Ménochet en repoussant leurs limites. D’une plume si travaillée aux personnages si humains, le spectateur n’a aucun autre choix que de vivre ces deux heures exténuantes, où la tension fluctue sans être une simple ascension monotone, malmenée par une bande-originale oppressante qui s’amuse à nous surprendre pour mieux nous désarçonner. À travers cette « danse macabre » Sorogoyen nous entraîne avec lui dans une chute inévitable et tragique, où chaque personnage gravite vers le pire et nous maintient dans un état de tension assommant. Un grand thriller moderne.