À la découverte de Werner Herzog : de 1974 à 1976

Suite à ses précédents documentaires, Herzog continue dans son ascension fulgurante avec trois fictions. Inégales certes, mais force est de constater qu’elles vont installer le réalisateur bavarois parmi les plus grands metteurs en scène de son époque !

Bien souvent lorsque l’on évoque Werner Herzog, le premier film qui vient à l’esprit est Aguirre, la colère de Dieu. Ce raccourci – facilité par la célébrité du long-métrage, et son tournage pour le moins compliqué – est tout à fait justifié. Il s’agit d’un de ses meilleurs films, et qui marque surtout le début d’une collaboration tumultueuse avec le génie mégalomane, Klaus Kinski !

La grande extase du sculpteur sur bois Steiner (1974)

À mi-chemin entre Pays du silence et de l’obscurité et Aguirre, la colère de Dieu, Werner Herzog s’intéresse à un sportif des plus intéressants de l’histoire : le sculpteur sur bois suisse Walter Steiner. Également skieur spécialisé dans le saut à ski, nous allons suivre ses performances durant une compétition et découvrir son rapport au sport et à son activité d’ébéniste. Film le plus court jusque-là dans la filmographie de l’auteur bavarois, il reste une œuvre fascinante sur l’obsession de la performance.

Dans le court prologue où nous apercevons la précision de ses sculptures et une certaine délicatesse dans l’acte, Steiner apparaît comme un artiste raffiné et surtout perfectionniste. Ceci va se confirmer par la suite avec ses entraînements et sauts compétitifs où la performance prime sur sa sécurité physique. Souvent considéré comme le cinéaste de l’impossible, Herzog trouve ici son jumeau obsessionnel. Ce dernier est obnubilé par le lointain, la suspension dans les airs, une volonté certaine de voler pendant de courts instants, tel un Icare des temps modernes.

Cette recherche constante de l’exploit est immortalisée via de très beaux ralentis en contre-plongées magnifiant l’acte et l’athlète, dilatant le temps comme pour le rendre immortel. Steiner fend alors le cadre de part en part dans une volonté extraordinaire de rejoindre le hors-champ et les cimes enivrantes de la nature et de son esprit. Il est désormais seul au monde et surplombe le commun des mortels, dans un acte quasi divin et une extase certaine!

À maintes reprises ses tentatives effleurent l’inconscience, mettant sa vie en danger dans une recherche du plus haut, du plus loin… Et pourtant, malgré des blessures et quelques accidents visibles à l’écran, Steiner continue dans son obsession, rejoignant alors la folie créatrice de Werner Herzog que rien n’arrête. Les deux individus se confondent et se complètent dans le film pour ne faire qu’un.

Là encore nous retrouvons la présence intradiégétique du réalisateur mais, contrairement aux précédents documentaires, elle est ici toute justifiée. Le cinéaste se transforme en commentateur sportif afin de contempler cette démarche étroitement liée à sa propre démarche créatrice. Steiner est bel et bien conscient du danger que cela implique mais continue tout de même pour l’amour du sport et de cette extase qu’il éprouve en plein vol. Il en est de même pour Herzog dont les tournages sont de réelles odyssées qui magnifient les films finis.

Malgré sa courte durée, La grande extase du sculpteur sur bois Steiner demeure un excellent documentaire sportif, prenant le parti de rejoindre le cinéaste et l’athlète dans une quête commune. Sa beauté formelle accompagnée d’une poésie notable fait de ce moyen-métrage une arche importante dans la filmographie de son auteur. Cette recherche du sublime, de la beauté de l’acte et surtout d’éléments chimériques jalonnent la carrière de Werner Herzog dont le prochain film marquera un véritable tournant…

L’Énigme de Kaspar Hauser (1974)

Deux ans après le succès d’Aguirre, Werner Herzog réalise une deuxième fable adaptée d’une histoire vraie avec L’Énigme de Kaspar Hauser. Il s’inspire du personnage éponyme ayant existé au début du XIXème siècle. Cet enfant sauvage, qui a malheureusement grandi dans un cachot, se retrouve au milieu d’une place de Nuremberg à la merci de tout. Il sera alors récupéré par la populace et fera l’objet de fantasmes et affabulations quand à ses origines et son « éducation » à rattraper.

Le film s’ouvre par une communion entre art et nature, où des épis de blé semblent danser sur le Canon de Pachelbel. La tendresse de ces images quasi hypnotiques, rappelle à quel point le cinéma d’Herzog peut magnifier la nature et les éléments. Mais tout ceci est interrompu à la découverte d’un individu attaché et emprisonné… La caméra prend alors le temps de nous le présenter dans un silence de cathédrale. Comme les villageois qui le rencontreront par la suite, le spectateur découvre ses mains, ses pieds, sa chevelure et son regard perdu. Là aussi nous faisons face à une performance physique remarquable ! Raide, taiseux et timide, Kaspar Hauser est un réel prolongement de cet acteur dont la vie n’a pas été simple. Maltraité par sa mère et en proie à des troubles psychiatriques, Bruno Schleinstein dégage un étonnement et une mise à distance constante avec le monde qui l’entoure.

Sans expérience professionnelle, Werner Herzog décide pourtant de lui accorder le rôle principal pour ce film. La fusion entre son enfance difficile et ce personnage font de ce choix une évidence et un réel coup de maître de la part du réalisateur ! Tout au long du récit Kaspar Hauser va subir le poids de ceux qui voient en lui une attraction ou un cobaye à dresser. Certaines scènes de foires ou de maltraitance rappellent même Freaks de Tod Browning voire Elephant Man de David Lynch.

La foule est alors mise en scène comme une masse oppressante et abusive qui veut modeler un individu à son image. Et c’est là tout le propos du long-métrage ! Au départ la démarche est louable puisque Kaspar apprend à à se laver, à manger et à parler. Mais aussitôt ces aptitudes acquises, la bourgeoisie et le clergé s’en emparent dans une démarche évangélisatrice. Ce rapport de forces inégal démontre bel et bien le poids d’une société sur un individu en marge de celle-ci…

Malgré certaines séquences insoutenables de cruauté, L’Énigme de Kaspar Hauser reste le récit touchant d’un imbécile heureux, dont les diktats d’une société inconnue ne lui correspondent pas. Cet individu à la marge des normes qu’on tente de lui imposer, peut être rapproché du metteur en scène si particulier qu’est Werner Herzog. Ne reculant devant rien et jusqu’au-boutiste, il évolue dans son monde de création, suit ses propres règles et accomplit ses rêves les plus fous ! Mais là où Herzog se rapproche d’une certaine folie, Kaspar Hauser reste simple et naïf, le rendant alors extrêmement touchant. Pendant que certains veulent lui apprendre des dogmes religieux dont il n’a que faire, il ne souhaite qu’une chose: respirer l’air frais et enlacer des arbres. Cette fable, aussi bien lyrique que dramatique, remportera le Grand prix du Festival de Cannes en 1975 !

Cœur de Verre (1976)

L’Énigme de Kaspar Hauser fut un succès critique et publique, laissant à Werner Herzog une opportunité d’expérimenter pour son prochain long-métrage, Cœur de Verre. L’histoire prend place dans un petit village de Bavière dont la verrerie représente l’unique richesse. Seul endroit où est produit le verre rubis, cette bourgade va plonger peu à peu dans la folie lorsque la recette de celui-ci risque de disparaitre.

Dès les premières images Herzog installe une ambiance mortifère. Bien loin des épis de blé dansant, nous faisons face à un soldat perdu dans la brume, puis à une marée de nuages inquiétante. Cela rappelle aussitôt un tableau du célèbre peintre romantique Caspar David Friedrich, considéré comme une forte source d’inspiration pour le réalisateur. Ces volutes nuageuses prémonitoires peuvent représenter les futures âmes en perdition du village.

Le Voyageur contemplant une mer de nuages, Caspar David Friedrich (1818)

Le réalisateur couple à ces images intrigantes et picturales, un montage très lent, quasiment contemplatif. Il filme la mort et la folie au travail, avant de prédire une apocalypse inéluctable. Cette sensation est renforcée par une direction d’acteur très singulière.

Tous les interprètes, à quelques exceptions près, étaient sous hypnose lors du tournage. Technique assez novatrice voire surprenante mais qui leur confère une lividité spectrale, désincarnée de toute émotion.

On sent une décrépitude dans les aptitudes mais également dans la photographie. En effet, bon nombre de plans rappellent des vanités, que ce soit dans leur clair-obscur ou sur les visages des protagonistes.

Malheureusement, cela opère une certaine mise à distance vis-à-vis du film, d’autant plus que la folie finale manque d’ampleur ! C’est notamment dû à la non performance de Stefan Güttler, propriétaire de la verrerie malheureusement sans charisme… Il aurait été intéressant de voir un Klaus Kinski à sa place afin de contrebalancer avec l’hypnose du village. Cela aurait renforcé la folie destructrice de ce microcosme, mais également un choc de tempérament entre des villageois livides, désemparés et un propriétaire à l’attitude extrême dans sa quête.

Il s’agit là d’une petite sortie de route pour Herzog qui signe un film rempli de bonnes intentions mais dont le résultat final ne satisfait pas. La démarche était pourtant intéressante et pouvait apporter une dimension énorme au film. Malheureusement, le résultat en est tout autre. À être trop extrême dans la désincarnation, on perd la folie du cinéaste et de ces personnages. Certains aimeront cette variante mais je trouve Werner Herzog bien plus intéressant lorsqu’il parle d’une folie réellement palpable à l’écran. Les amateurs de Star Wars reconnaitront cependant les îles Skellig à la fin du film, qui ont servi pour le final de l’épisode VII. Décidément J.J. Abrams est même allé piocher son seul décor « inédit » chez Herzog…

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