À la découverte de Werner Herzog : de 1968 à 1970

Découvrir une nouvelle filmographie n’est jamais facile. Par où commencer : faut-il privilégier les œuvres les plus connues ? Doit-on plutôt l’entamer dans l’ordre chronologique, afin de voir la progression du metteur en scène et la naissance de ses thèmes de prédilection ?

La seconde option permet réellement de découvrir un réalisateur et relever son évolution, voire sa régression, ses aspirations changeantes ou persistantes… Cependant, tout dépend de l’auteur que nous voulons découvrir. Si ce dernier n’est pas forcément facile d’accès, il est bien entendu préférable de commencer par ses films les plus « abordables » puis, une fois apprivoisé, étayer sa curiosité en creusant plus en profondeur son œuvre. C’est dans cet élan de découverte que nous nous attaquons, films après films, à Werner Herzog !

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, plusieurs cinémas nationaux européens se sont ré-inventés sous l’impulsion de jeunes réalisateurs. C’est la naissance du Néoréalisme, de la Nouvelle Vague et du Nouveau cinéma Allemand. L’objectif était de se détacher des studios, de tourner dans des décors naturels et réels et de créer un cinéma d’auteur social. Les représentants les plus connus de ce cinéma sont Wim Wenders, Rainer Werner Fassbinder et Wernez Herzog, qui nous intéresse aujourd’hui.

Formé en études littéraires à l’université Louis-et-Maximilien de Munich, il crée sa propre société de production, la Werner Herzog Produktion, à tout juste 21 ans. Après avoir réalisé plusieurs courts-métrages il se lance dans le grand bain avec Signes de vie en 1968. Il décide alors, contrairement à ses amis Wenders et Fassbinder, de parler de la Seconde Guerre mondiale plutôt que de la scission RDA/RFA et de ses conséquences sur le peuple Allemand. Signes de vie relate le quotidien de trois soldats de la Wehrmacht en mission sur une petite île de Grèce, qui doivent surveiller un stock de munitions au sein d’un ancien fort désaffecté.

Signes de vie (1968)

Il est assez incroyable de voir Herzog poser les bases de son cinéma dès son premier long-métrage, pour ensuite monter en puissance années après années. Nous pouvons discerner la dualité entre nature et humains, dans une sorte d’oppression environnementale, faisant perdre pied aux protagonistes. De par ses cadrages, Herzog nous dépeint une nature aride, abrupte, faite de pierres, de terre et de collines imposantes. Elle va prendre le dessus sur des soldats aux prises avec le doute et l’ennui. Les plans durent et laissent percevoir une mission militaire lassante, sans artifices ni ennemis, si ce n’est le mental de ces trois hommes qui finit par flancher.

Comme le montre le plan du film ci-dessous, l’homme est écrasé par la nature, et surtout l’histoire. En effet, le choix d’Herzog de situer son récit dans un ancien fort Grec soumet ses personnages au poids des années. La vie d’un homme n’est qu’une microseconde dans la grande horloge du monde. Dans le cas de Stroszek (le soldat devenant fou), c’est cet environnement chaud et pierreux, quasiment ancestral, qui lui inflige cet ennui se transformant peu à peu en démence. Mais la vacuité de ses actes est exposée à merveille par la voix off : « Stroszek, qui voulait incendier le soleil, n’a finalement tué qu’un âne et brûlé une chaise. »

L’autre force de Signes de vie est son usage de la barrière de la langue et de l’incompréhension entre les personnages. Dans deux très belles scènes, les soldats Allemands sont confrontés à la population locale et tentent en vain d’entrer en contact avec elle. Le Grec se mêle à l’Allemand et donne lieu à des échanges insolites où chacun fait mine de comprendre l’autre. Ces échanges regorgent de qualités dont trois sautent aux yeux.

La première est la retranscription à la limite de l’absurde des difficultés de communication que connait l’espèce humaine. La deuxième : l’intelligence de donner aux habitants de l’île un caractère curieux et attentionné à l’encontre des soldats Allemands. Trop de films ont tendance à réduire ceux-ci à l’ennemi ultime que l’on ne doit pas montrer, avec qui il est impossible d’échanger, alors que c’était pour beaucoup des hommes ordinaires. Enfin, la frontière très fine entre fiction et documentaire très chère à Werner Herzog. Beaucoup de scène ont une apparence véridique et sur le vif, montrant alors les balbutiements des folles expéditions du réalisateur.

Sans être un grand film, Signes de vie pose les bases du cinéma de Herzog et les thématiques qui jalonneront son œuvre. Un rythme certes assez lent mais justifié et nécessaire pour ce récit traitant de l’ennui aliénant. La célébration nihiliste finale ne laisse généralement pas indifférents. Et puis les déambulations désarticulées du personnage principal ne sont pas sans rappeler les collaborations avec Klaus Kinski…

Les nains aussi ont commencé petits (1970)

Fort du succès de son premier long-métrage qui lui a rapporté le grand prix du jury à la Berlinale de 1968, Herzog décide d’aller plus loin dans la fiction et réalise une farce où des nains mènent une rébellion contre le directeur du centre dans lequel ils se trouvent. Avec son titre grinçant, Les nains aussi ont commencé petits est un grand film.

Limiter ce film à une faute de goût serait extrêmement réducteur tant son message et son ampleur sont énormes. Dès ses premières minutes, on retrouve une mise en parallèle entre deux poules et les pensionnaires de ce mystérieux centre. Curieux ? Pas tellement. Herzog avait déjà brillé dans le montage d’attraction sur son premier court-métrage Herakles. Il y mettait en parallèle des culturistes en plein travail et les déviances de l’homme comme « travaux herculéens ». Il créait une opposition entre le rapport au corps dans son aspect le plus ancestrale et « pur », quasiment mythologique, et les catastrophes causées par l’homme moderne. Dans le cas de Les Nains aussi ont commencé petits, la comparaison va encore plus loin dans le nihilisme !

En effet, ces nains que tout semble oppresser, à commencer par la caméra en plongée constante lors de l’exposition, ou les murs blancs de leur « asile » rejoints par un ciel surexposé créant des barreaux infiniment hauts, décident de se rebeller. Leurs premières exactions semblent dérisoires, enfantines, et pourraient même être assimilées à de simples divertissements. Cependant, le chaos va peu à peu s’installer et la situation dégénère… Alors que les visages enfantins de ces pensionnaires leur donnent une certaine innocence, Herzog nous prend de court à leur faire commettre des actes innommables. Au delà de l’amusement, cette rébellion se transforme en maltraitance des plus faibles d’une déchirante cruauté, en destruction d’une machine à écrire, mise à mort gratuite d’animaux…

On trouve même une procession hallucinée à la limite du surréalisme, en avance sur La Montagne Sacrée de Jodorowsky, durant laquelle nos pensionnaires brandissent fièrement un pauvre singe crucifié. C’est à cet instant que le film bascule dans une folie des plus intenses. Un chaos dans le cadre, un plan qui dure où les éléments se déchaînent à toutes les échelles (voiture qui tourne au fond, feu au premier plan, procession au milieu), une grosse claque !

Mais la scène la plus puissante du film reste la fin, à plusieurs titres. D’abord la résignation du responsable qui va finir par tenir tête à un tronc d’arbre refusant de « baisser le bras ». Enfin le fou rire final de Hombré qui finit par être seul face à la vacuité de sa rébellion. Cette mise en parallèle ainsi que sa puissance symbolique élève le final aux firmaments du 7ème art et renforce ce long-métrage.

Dès son deuxième film Werner Herzog frappe fort et propose une vision singulière de la politique et des coups d’état. En plein dans les années de plomb en Europe, avec de violentes contestations politiques, Les nains aussi ont commencés petits affirme que toute révolte, si elle est infondée et anarchique, n’apporte rien d’autre que le chaos et la folie. Ici, à vouloir réduire toute civilité et persécuter les plus faibles, ils ne valent pas mieux que deux poules se battant pour une souris morte… Même si ce sont des nains, ils ne bénéficient d’aucune excuse par leur handicap. Ainsi, Herzog rappelle que l’humain peut être vil quelque soit son physique, son âge, ou son origine. C’est une farce irrévérencieuse et grotesque, impossible à réaliser de nos jours, qui sera contrebalancée par la douceur du film suivant : Au pays du silence et de l’obscurité.

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