Critique de Cruella

Un film de
Craig Gillespie
Sortie
23 juin 2021
Diffusion
Cinéma

Disney, Dalmatiens, haute couture et rock ‘n’ roll. Voilà la combinaison explosive que promet Cruella, l’origin story très libremdnt inspiré du personnage du roman, puis dessin animé, Les 101 Dalmatiens. À la réalisation, on trouve Craig Gillespie, un réalisateur très prometteur dont le précédent film, Moi, Tonya, nous avait déjà impressionné.

Le pari osé de raconter la jeunesse de Cruella d’Enfer dans un Londres punk rock « spirit of ’77 » intrigue, mais Gillespie s’est déjà illustré dans le portrait de femme soutenu par un usage brillant de la musique rock. Ajoutez à cela l’actrice oscarisée Emma Stone, et le projet absurde semble soudainement promettre la lune. Mais le géant des médias qu’est Disney peut-il vraiment produire un beau film rebelle ? Et surtout à partir d’une licence classique des années 60 ? Ce serait véritablement de la magie…

Londres, années 70, en plein mouvement punk rock. Escroc pleine de talent, Estella est résolue à se faire un nom dans le milieu de la mode. Elle se lie d’amitié avec deux jeunes vauriens qui apprécient ses compétences d’arnaqueuse et mène avec eux une existence criminelle dans les rues de Londres. Un jour, ses créations se font remarquer par la baronne von Hellman, une grande figure de la mode, terriblement chic et horriblement snob. Mais leur relation va déclencher une série de révélations qui amèneront Estella à se laisser envahir par sa part sombre, au point de donner naissance à l’impitoyable Cruella, une brillante jeune femme assoiffée de mode et de vengeance

Une lutte de classe(s)

À l’origine de ce film, il y a une marque : les méchants Disney, qui au même titre que les princesses ont leurs caractéristiques communes, leurs publics cibles et sont exploités dans des contenus multimédia par la firme. On peut, par exemple, inscrire les films Maléfique et les jeux de société Villainous dans cette gamme. Les méchants Disney sont particulièrement intéressants car leurs univers explorent des personnages de second plan, source de nouveaux développements. De plus, ces personnages étant des antagonistes, l’ensemble permet plus d’excentricité et des histoires moralement plus complexes. Avec Cruella, Craig Gillespie profite largement de cette relative liberté, mais il se heurte également à ses limites. On apprécie cependant les distances prises avec les matériaux de base qui permettent au film de surprendre et de rester pertinent contrairement au récent remake du Roi Lion.

Et le moins qu’on puisse dire c’est que Cruella se drape de l’excentricité typique des méchants Disney, au moins visuellement. Impossible de ne pas parler des costumes, absolument centraux et splendides. L’évolution de la garde robe de Cruella illustre complètement son changement progressif de personnalité. Ils sont aussi les armes de la lutte entre notre anti-héroïne et la Baronne, dans une surenchère de tenues pamphlets. Les robes aspirent la mise en scène et construisent en grande partie l’esthétique du film. Mais quand on s’en éloigne, on constate que le long-métrage tient sur de fragiles fondations. Le montage plein d’effets au goût douteux est trop dispersé et l’étalage de décors (et de chiens) en image de synthèse ne convainc pas toujours. Visuellement, le film est inégal, mais les tours de force et les moments vraiment impressionnants marquent tout de même plus que les coups de mou.

Au service du film également, une histoire plutôt bonne. Elle fonctionne comme un curieux patchwork, entre Le Diable s’Habille en Prada, Ocean’s Eleven, Le Comte de Monte Cristo et Snatch. Une combinaison qui s’avère plutôt efficace avec, au premier plan, la guerre entre deux femmes de génie à la forte tête, un conflit passionnant puisqu’en plus d’être une affaire personnelle, il devient une affaire de classe. La Baronne incarne la bourgeoisie sans pitié ni limite, narcissique, s’appropriant le travail des autres… Cruella, elle, attaque, détourne et déconstruit cette icône bourgeoise. Pourtant, la Baronne et la Cruella du future, celle des 101 Dalmatiens d’origine, se ressemblent terriblement et se confondent. Comme la fatalité d’un éternel recommencement… Ce qui donne vie à cette rivalité grand spectacle c’est les interprétations d’Emma Stone et d’Emma Thompson, opposées en tout point mais toutes les deux excellentes, l’une dans son feu passionnel et son excentricité brûlante, l’autre dans sa froideur glaçante.

 Disney Enterprises, Inc.

Anarchy in the Disney

Impossible à ignorer, la musique prend toute la place. Pendant les deux premiers tiers, les moments musicaux s’enchaînent quasiment sans répit, jusqu’à l’indigestion. Si certaines scènes bien rythmées sur des morceaux entraînants de Blondie ou The Doors font parfaitement mouche, l’usage abusif de ces scènes leur retire pas mal de saveur et, paradoxalement, saccade le rythme du film. Heureusement la musicalité rock du film atteint à un certain point un sommet sur un glorieux usage de I Wanna be Your Dog des Stooges, qui sauve largement la mise. Clairement héritée de Moi, Tonya mais poussé à l’extrême, cette utilisation de la musique donne un résultat en demi teinte. Aux amateurs de rock, elle garantit clairement bien des sourires, mais un manque de mesure surgit dans l’accumulation de morceaux qui ne servent parfois qu’à la nostalgie.

Cruella, bien que superficiellement assez réussi, souffre en fait de n’être fait pour personne. Trop long et référencé pour vraiment plaire aux enfants, mais aussi trop peu mature et attaché à sa licence d’origine pour vraiment cibler les adultes. Le film évolue dans un sorte de no man’s land, garanti de ne jamais pleinement rencontrer son public. On peut aussi se demander combien de nostalgiques des 101 Dalmatiens reste-t-il d’ailleurs, le film n’ayant clairement pas accompagné la même génération que Le Roi Lion, Mulan ou Aladdin.

Indéniablement, Cruella a l’esthétique et le charme de la rébellion punk. Des voyous originaux au grand cœur plein de solidarité, une quête passionnelle contre une figure d’autorité, des performances et de riffs de guitare endiablés… le film excite et emporte avec sa féerie alternative. Mais son lien laborieux avec les 101 Dalmatiens ainsi que sa démesure brouillonne tiennent clairement le film en laisse. On ne boude pas notre plaisir devant une œuvre originale née d’un projet bizarre, mais difficile de ne pas penser au potentiel inexploité… À coup sûr on en retient de grandes actrices égales à elle-mêmes et formidables, et surtout on en tire un grand espoir. Après plusieurs réussites indépendantes, Craig Gillespie a su appliquer sa patte sur une très grosse production. Si l’avenir du cinéma rock n’roll n’est clairement pas dans l’exploitation formatée de Disney, peut-être est-il dans son œuvre à lui…

3.5

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