Décrié et adulé avant même sa sortie : rarement une adaptation de comic-book aura été aussi attendue par les fans et les détracteurs du genre. Initialement produit par Martin Scorsese (l’actualité est comique), cette nouvelle version du Clown Prince du Crime par Todd Phillips démarre très fort outre-Atlantique : avec déjà plus de 93,5 millions de dollars engrangés en trois jours, un record pour un mois d’octobre.
Plus qu’un simple phénomène de mode, ce Joker scorsesien est symptomatique d’un univers cinématographique DC qui n’a toujours pas trouvé sa place : et si cette fois-ci c’était la bonne ?
Le film, qui relate une histoire originale inédite sur grand écran, se focalise sur la figure emblématique de l’ennemi juré de Batman. Il brosse le portrait d’Arthur Fleck, un homme sans concession méprisé par la société.
Pince-sans-rire
Depuis son annonce, le film est au centre d’un tourbillon de questions : sur sa morale, son message et même ce qu’il entreprend… Un débat qui n’est pas nouveau dans l’histoire du cinéma et dont le parallèle avec Taxi Driver peut amuser. Mais si la question de la moralité d’une oeuvre a toujours occupée l’espace médiatique, cette fois-ci c’est différent.
C’est différent car pour la première fois, un film à la morale objectivement complexe se retrouve projeté dans une foule assez grand public (le film est interdit aux moins de 12 ans en France).
Un choix marketing risqué, qui intervient après la victoire du film à la Mostra de Venise, qui laissait pourtant présager une ambition plus restreinte. Mais alors, pourquoi le film de Todd Philipps fait-il si peur ? Sans doute parce que, comme c’est le cas ici, il nous parait impossible d’évoquer Joker sans mentionner son contexte et sa dangerosité supposée. Et s’il est certain que le film estime grandement son public, l’approche générale des médias et les différents propos de son réalisateur ont participé à la création d’une ambiance quasi-paranoïaque sur Joker qui, au final, ne l’est pas tant que cela.
En choisissant le début des années 1980 comme cadre pour son histoire de comique désabusé, Todd Philipps joue habilement avec le spectateur en empêchant la moindre connexion avec les héros DC déjà introduits dans les précédents films de l’univers. Joker est construit comme un film unique, et dans le monde des productions super-héroïques en série ça fait du bien. Libéré de son obligation d’inclusion dans une histoire plus globale, le film déploie sa longue descente aux enfers sur deux heures à taille humaine. C’est en partie pour cela qu’il inquiète autant : un homme, d’apparence spécial mais plutôt ordinaire, est-il capable de telles folies ?
En extirpant complètement le mythe du Joker de sa rivalité avec Batman, Todd Phillips ancre son histoire dans une réalité au bord de la crise : une société inégalitaire aux tensions sociales fortes, au bord de l’implosion. Et au milieu de tout ça : un homme qui sombre, à la manière de Michael Douglas dans Chute Libre. Si cette nouvelle version du Joker fonctionne tant c’est qu’elle a beau prendre place dans les années 1980 elle n’a jamais été aussi actuelle. Quand la version d’Heath Ledger représentait la peur du terrorisme radicale, celle de Joaquin Phoenix cristallise des craintes plus personnelles et donc, immanquablement plus fortes. D’autant plus qu’il n’est que le fer de lance d’un mouvement qu’il n’incarne même pas. Un miroir de la société qui s’est bâti autour de lui : il n’y a pas un joker, seulement des clowns.
Folie normale
Un homme brisé par une société qui l’est tout autant, un rêve américain qui s’effondre dans un pays vacillant. Si tout semblait indiquer un brûlot engagé et cynique : le film reste paradoxalement assez sage, semblant cocher toutes les cases du « film manifeste » sans le revendiquer. Car rarement une oeuvre de divertissement aussi grand public n’aura été traversée par des sujets abordés si frontalement, avec plus ou moins de réussite. N’en déplaise à la communication qu’essaye de mettre en place son réalisateur, le film est profondément politique et prend parti sur la responsabilité de l’Etat dans une société de laissés-pour-compte, que cela soit dans une logique de lutte des classes assez simplifiée (les riches contre les pauvres) qu’avec des sujets plus pointus comme la prise en charge des malades mentaux et leur insertion dans une société où rien n’est fait pour les aider à s’intégrer. Sans marginaliser caricaturalement les personnes souffrant de ces troubles, Joker n’apporte pour autant qu’une vision très convenue sur l’origine même de la folie d’un personnage qui se réinvente à travers son contexte plus que son histoire. Et sans la performance magistrale de Joaquin Phoenix, rien de tout cela n’aurait été possible.
Un plan : il suffit d’un seul plan pour comprendre toute la puissance que va déployer Phoenix dans son personnage. Seul avec son miroir, détruit, face à lui-même. Toute l’étendue de ce qu’il va apporter à son rôle est déjà là. Le tout, emporté par ce rire, entre pleurs et folie pure, qui trouve une nouvelle justification, un nouveau sens, dans ce récit de « déconstruction ». Les sommets atteints par Joker sont sans conteste dus à son interprétation qui transcende une histoire convenue pour en faire une des œuvres les plus marquantes de ces dernières années. Et si l’on pouvait craindre que la performance de Joaquin Phoenix soit étouffée derrière des éléments bien précis comme son rire ou sa danse : il n’en est rien, et c’est même dans ses moments les plus simples qu’il est le plus renversant (on pense notamment à la scène finale ou à ses rendez-vous avec la conseillère sociale).
Les références de Todd Phillips sautent aux yeux et imprègnent son film jusqu’à créer quelque chose de nouveau, d’élégant. Sa réalisation se déploie jusqu’à atteindre de vrais moments de beauté macabre (la scène de l’escalier). Entre caméra épaule et faible profondeur de champs, Phillips affirme son style et explose les codes du cinéma de gangster des années 1970 pour créer quelque chose de nouveau, d’hybride. Le tout soutenu par la sublime bande-originale d’Hildur Guðnadóttir qui, après Chernobyl, confirme son excellente année à base d’ambiances de plus en plus glauques mais pourtant poétiques et épiques au fur et à mesure que le film exhibe sa noirceur funeste.
Enfin, c’est un aspect qu’on mentionne injustement peu : le montage de Jeff Groth, même s’il peut être assez explicatif et grossier à certains moments, magnifie le sublime travail visuel de Lawrence Sher. Il lui laisse le temps de s’installer, de s’immiscer lentement. Rares sont les blockbusters modernes capable de rester sur un seul plan fixe pendant plus d’une minute, sans coupure superflue : chaque plan a une raison d’être là.
Malgré sa paradoxale sagesse dans les sujets qu’il aborde, et ses influences à peine cachées : le Joker de Todd Phillips prend progressivement son envol pour établir sa propre mythologie. Loin de toutes les préoccupations des habituelles franchises, le film devient son meilleur argument. Porté par un Joaquin Phoenix magistral, Joker est une vraie proposition de cinéma : brute, sombre et violente.
Beau à en mourir mais pas aussi radical qu’attendu, si le film de Todd Phillips terrorise autant c’est aussi dans le pertinence de la représentation d’une société créatrice de ses propres démons. Et si les clowns c’était nous ?