Toujours éloignés des salles de cinéma, nous n’avons d’autre choix que de nous en remettre aux plateformes en ligne pour nous livrer chez nous le grand cinéma que l’on veut voir. Et c’est souvent de chez Netflix que viennent les surprises, son catalogue adoptant un angle de cinéma d’auteur moderne très surprenant.
Si la liberté que la plateforme laisse aux auteurs dans ses productions est bien connue, il est aussi agréable de constater que le géant américain, dans ses choix de distribution, donne également leur chance à des films originaux aux démarches puissantes. C’est le cas de Pieces of a Woman par le réalisateur hongrois Kornél Mundruczó, dont c’est le premier film en langue anglaise. Sorti le 7 janvier sur la plateforme, le film semble avoir immédiatement trouvé son public, suscitant de vives émotions chez les spectateurs…
Vivant à Boston, Martha et Sean Carson s’apprêtent à devenir parents. Mais la vie du couple est bouleversée lorsque la jeune femme accouche chez elle et perd son bébé, malgré l’assistance d’une sage-femme, bientôt poursuivie pour acte de négligence. Martha doit alors apprendre à faire son deuil, tout en subissant une mère intrusive et un mari de plus en plus irritable. Mais il lui faut aussi assister au procès de la sage-femme, dont la réputation est désormais détruite.
Tristes saisons
Pieces of a Woman est un exemple saisissant de drame absolu. Passés quelques moments de froide et monotone joie, ou du moins d’indifférence, tout le film est ensuite dédié à la tristesse, la peine, la colère et la souffrance. Un chagrin immense et inimaginable pèse sur chacun des personnages, chaque moment de leur vie, chaque mot prononcé, chaque décision, chaque conséquence… Et tous les éléments du film tendent à faire ressentir cette peine au spectateur. Le film nous montre la vie d’un couple au lendemain d’un accouchement catastrophique qui a coûté la vie à leur enfant. Alors qu’on les voyait prêts à accueillir une nouvelle vie, on doit les voir traverser cette épreuve, s’éloigner, se haïr, s’abandonner…
La structure du film sert à montrer ce processus d’effondrement. Après une première longue séquence, il multiplie les bonds dans le temps pour retrouver nos personnages, et recomposer leur situations et leur relation grâce à chaque action, chaque frémissement. Cette structure fait véritablement ressentir le poids dans le temps de l’isolement de Martha et de la perte de contrôle de Sean. À la structure, vient se greffer la réalisation pleine de choix marqués. Il y a plusieurs longs plans séquences dont le plus marquant est celui de l’accouchement. Dans ces scènes, souvent tendues et pénibles, le plan séquence renforce le sentiment d’emprisonnement, l’impression d’être coincé dans une situations gênante ou de faire face à une crise imminente et de voir la situation lentement dégénérer. La caméra se déplace librement dans la scène, entre les personnages, avec un naturel qui crée une étrange immersion. Il y a aussi un sens du détail dans la façon dont d’autres personnages continuent leur vie autour. Un autre choix de mise en scène qui attire l’attention : les très gros plans sur des parties du corps ou des petites actions. Capturant les frémissement, tous les petits gestes compulsif, les petites tensions… ils montrent la volonté de la réalisation de se rapprocher au plus prêt de l’humain et des réactions. Ces choix forts, au service de l’histoire, sont accompagnés par une photographie tamisée et souvent froide, mais qui suit le rythme des saisons, accompagnant chaque bond dans le temps d’un changement d’ambiance. Enfin, la forme est soutenue par une magnifique musique d’Howard Shore, dont on n’attendait rien de moins.
Le drame hors-champ
À vrai dire, le crédit pour cette intensité et cette justesse revient en très grande partie aux acteurs et actrices absolument irréprochables. La caméra n’a d’yeux que pour Vanessa Kirby et sa performance incroyable. Que ce soit sa confusion et sa douleur physique lors de l’insoutenable accouchement, l’armure épaisse et froide qu’elle revêt pour retourner au travail, sa colère face à sa famille ou sa tristesse dans la solitude, elle donne de multiples facettes à la personnalité de Martha et incarne parfaitement les sentiments tempétueux et complexes d’une personne en deuil. Avec elle au sommet de l’affiche, il y a Shia LaBeouf, dont la renaissance dans des drames cafardeux ne cesse d’impressionner. Lui aussi sait parfaitement exprimer le mal-être profond, auquel s’ajoute un triste sentiment de ne jamais être à sa place. La galerie de personnages secondaires suit parfaitement, avec une mention spéciale pour Ellen Burstyn dans le rôle de la mère de Martha, un personnage absolument horrible et odieux qui réussit tout de même à avoir un monologue absolument poignant.
Et justement, ces grandes performances sont au service d’une histoire radicalement humaine. Elles sont aussi nourries par des dialogues réalistes qui semblent parfois presque improvisés, mais qui sont si riches de petits détails, de petites réactions familières, de petits mots qui blessent… bref de tous les mécanismes du naturel qui, dans les moments difficiles comme ceux du film, deviennent insoutenables. Le scénario se permet d’être un peu plus écrit, lyrique même, lors de rares monologues ou de scènes de disputes, mais cela n’affecte jamais le réalisme de l’œuvre. L’équilibre est parfait et le résultat saisissant. Au sein du drame humain, le film se permet même d’aborder frontalement des problèmes sociaux, toujours autour de la peine qu’ils causent aux personnages. Il confronte le mépris de classe, critique la justice rétributive, aborde les problèmes des femmes dans leurs environnements de travail… Le monde ne tourne pas qu’autour du deuil et les racines du malheur se répandent dans toute la vie.
En somme, Pieces of a Woman est un drame au sens le plus strict du terme. Tout tourne autour de l’humain, des tensions entre les gens, de leur tendre et violente irrationalité et de comment chacun finit par se rendre malheureux. Se rapprochant grandement de l’œuvre de John Cassavettes, Une Femme Sous Influence en tête, avec ses émotions puissantes, ses dialogues naturalistes, la froideur de son ambiance et surtout sa priorité absolue aux acteurs et actrices, Pieces of a Woman se place au sommet du genre. Dans sa scène de procès, à travers un échange de regards entre deux femmes qui ont traversé tant de souffrances, le film nous invite même à penser aux drames hors-champ, aux vies brisées. Mais, dans tout ce brouillard cafardeux, la place laissée à l’amour est primordiale. Source de tous les maux mais également seul salut, il nous offre après chaque drame, dans un futur incertain, un peu d’optimisme et de soleil.