Deux ans après Crimson Peak et quelques mois après la fin de sa série horrifique The Strain, Guillermo del Toro signe un retour remarqué avec The Shape of Water, que les premiers spectateurs ont pu découvrir à la Mostra de Venise 2017 où il a même remporté le Lion d’Or. Cette victoire n’était alors que le début d’une longue liste, puisque le film a depuis été entre-autre récompensé de deux Golden Globes et trois BAFTA, avant de poursuivre sa route jusqu’aux Oscars en mars prochain. Succès critique incontestable, sa sortie n’en était que plus attendu, d’autant que Del Toro contribue également à l’écriture et à la production.
En pleine guerre froide, Elisa, jeune femme muette, travaille en temps que femme de ménage au sein d’un laboratoire gouvernemental. Un jour, son quotidien morose vient à être troublé lorsqu’elle y découvre une créature humanoïde amphibie faisant l’objet d’expériences scientifique. Elle en tombe même amoureuse et fera tout pour le libérer.
Plongée Onirique
Del Toro le confie lui-même : The Shape of Water est son projet le plus abouti depuis Le Labyrinthe de Pan (2006). On retrouve en effet dans les deux œuvres ce balancement entre une réalité amère et un surnaturel des plus séduisant. Une aventure aux risques et périls des personnages qui, à l’instar de leurs idéaux, se battent pour préserver leur échappatoire fantastique. C’est en tout cas une nouvelle fable poétique que le cinéaste mexicain a voulu créer, dans la digne lignée de sa filmographie, de quoi ravir ses aficionados les plus fidèles.
D’ailleurs, une mise en parallèle est également possible avec Crimson Peak s’agissant de l’esthétisme du film. La photographie est en effet assurée par Dan Laustsen qui avait également travaillé sur ce précédent projet, apportant encore une fois un traitement de l’image des plus abouties par la couleur, et en l’occurrence, le vert. Car The Shape of Water joue constamment sur les échos à son thème principal : l’eau. Le travail du vert est omniprésent, dans les camaïeux comme dans les contrastes vis-à-vis des autres couleurs. La beauté de l’image est renforcée par les décors et la musique (récompensés par ailleurs) dans un registre rétro pour l’ensemble du film et même assez baroque pour les scènes en appartement. Les visuels sont véritablement des points-clé du film, à l’origine de son atmosphère lyrique. Ajoutons à cela des jeux de lumières semblables aux reflets du soleil en eau profonde, petit détail certes, mais des plus appréciables et illustrant assez bien tout le travail stylistique.
S’agissant des acteurs, le casting est des plus excellents, mené évidemment par Sally Hawkins (Paddington) qui, malgré les impératifs de son rôle muet, apporte toutes les ressources nécessaires dans son personnage et l’émotion de sa romance. On appréciera tout particulièrement l’énergie du casting secondaires, impeccable lui aussi… jusqu’au rôle de la créature elle-même.
Éléments de langage
Dans un autre registre, The Shape of Water peut également être observé sous un angle politique et cinématographique intéressant. Dans ses interviews, Del Toro confie avoir puisé son inspiration dans un long-métrage qu’il affectionne tout particulièrement : La Créature du Lac Noir (1954). Cela se remarque notamment dans l’aspect même de la créature, modernisée par des entretiens du réalisateur avec Alfonso Cuarón ou encore Steven Spielberg. Mais dans les faits, Del Toro utilise les codes des films de monstres des années 50 pour en faire… l’opposé. Films qui à l’époque illustraient, à travers le symbolisme de la figure du monstre, la peur du citoyen américain moyen de l’étranger, du communiste, de l’autre. Il le mue désormais en virulent plaidoyer en faveur de la différence et de la tolérance ; faisant du personnage du colonel Richard Strickland (Michael Shannon), héros traditionnel au brushing impeccable et à la Cadillac flambant neuve, fier porte-étendard de l’american way of life, le véritable monstre de l’histoire. C’est aussi cela The Shape of Water : un message sur ceux que l’on entend jamais ou si peu, les minorités à l’ombre de la société idéale, idéale pour ceux qui rentrent dans le moule. Le fantasme des années 60 en prend un coup : il n’est valable que pour ceux qui y sont intégrés… Et encore. Jusqu’à la survenu d’un problème, en témoigne la déchéance du colonel lui-même.
Comme pour le Labyrinthe de Pan, le sous-texte politique donne une vraie profondeur et est apporté avec suffisamment de finesse pour que le message reste lisible sans en faire trop. Il y a même lieu à une réflexion inattendue sur la guerre froide, montrée comme un autre moyen d’écraser les personnages au sein de leur communauté. Dépendant d’idéologies politiques qui les dépassent, ils ne deviennent que des pantins exécutants de chaque coté. Tout ce qui compte c’est celui qui gagnera.
Tout ceci pour amorcer la même réflexion, la question principale du film : la place de l’individu dans le regard de l’autre. Et plus encore, la recherche de lien affectif. Car la créature comme les personnages humains ont cela en commun qu’ils cherchent constamment l’approbation par l’échange ou par l’accomplissement d’un devoir. A partir de là, le constat global semble des plus déprimants : nous sommes tous seuls, constamment, partagés entre notre désir de revendiquer notre individualité et celui de se conformer aux autres pour être accepté. Un malaise récurrent présenté sous diverses formes au travers des personnages. En cela, The Shape of Water pourrait paraître fataliste. Mais ce n’est pas le cas. Une solution est envisagée : l’amour. Une volonté de Del Toro d’apporter ce message optimiste, celui affirmant que l’amour demeure le seul échappatoire possible à la réalité de la solitude. Et que cela, ce n’est pas de la fiction.
Avec toute la maîtrise du fantastique qu’on lui connaît, Guillermo del Toro propose dans The Shape of Water une ode à l’amour et à la différence dans un univers visuel des plus sublimes. Une réalisation récompensée à juste titre et un casting irréprochable soutiennent également cette démarche, qui porte en elle tous les espoirs d’une vague de récompenses aux Oscars. C’est tout ce qu’on lui souhaite.