Le duel Leonien, entre arène et théâtre antique

Sergio Leone a forgé sa légende en marquant l’imaginaire collectif comme l’inventeur du western spaghetti, dérive du western classique venant d’Italie qui avait pour but de revisiter l’Ouest et ses mythes en y insufflant une violence et une viscéralité inédite. Mais, s’il a bien popularisé le genre, il ne peut-être considéré comme son père fondateur car avant Pour une poignée de dollars d’autres films ont immiscé la mouvance, que ce soit La Griffe du coyote de Mario Caiano en 1963 ou bien Le Justicier du Minnesota de Sergio Corbucci en 1964. D’où vient alors ce lien indissociable ?

Malgré d’innombrables westerns spaghetti, le grand public retient surtout Leone pour ses deux trilogies magistrales : la « Trilogie du dollar » et « Il était une fois ». Pourtant, Sergio Corbucci, Sergio Solima, Damiano Damiani ou encore Enzo G. Castellari ont réalisé plusieurs chefs-d’oeuvre du genre à une époque où Western rimait souvent avec duel et où la vision européenne se démarquait alors de celle d’outre-atlantique. Ceux de Leone sont surtout connus pour leur musique et leur durée, mais un élément de décor commun à la quasi-totalité de ses films reste tout ainsi important : l’arène ! Parfois subtilement dessinée, souvent mise en avant, elle catalyse à elle seule la démarche et la vision du metteur en scène Italien.

La mort mise en scène

Dès son premier western, Leone donne à ses personnages la possibilité de mettre en scène la mort. Bien que se passant dans la rue (comme le veut la tradition américaine), le duel de Pour une poignée de dollars n’en est pas moins théâtral. L’homme sans nom (Clint Eastwood) fait exploser plusieurs barils de dynamite avant d’arriver dans un nuage de fumée. Il invite alors le personnage joué par Gian Maria Volonté à rester fidèle à ses habitudes en visant le coeur. Ordre répété en boucle pour des balles qui n’atteignent pas l’intégrité physique de l’homme sans nom. Les hommes de main de Ramón et les quelques badauds sont médusés par le spectacle irréel qui se joue sous leurs yeux. Non seulement Eastwood met en scène son arrivée, dicte les actes des autres personnages, mais il se transforme également en un Terminator du western, insensible aux balles (grâce à une plaque de fer cachée sous son poncho), créant un espace-temps où western et science-fiction semblent se lier pour ne faire qu’un.

Et pour quelques dollars de plus passe un cap dans cette mise en scène de la mort tout en initiant l’arène finale. Après une phase d’infiltration de l’homme sans nom (Clint Eastwood) et du colonel Mortimer (Lee Van Cleef), El Indio (Gian Maria Volonté) sort de sa cachette pour affronter les deux hommes. Cette fois-ci c’est lui qui dicte les actes de Lee Van Cleef, l’invitant à essayer de le tuer, tout en introduisant une musique intra-diégétique avec la montre à gousset. Musique qui deviendra extra-diégétique à l’entrée des personnages dans l’arène. Il met alors en scène son duel comme tous ceux qu’il a exécuté jusqu’alors. Tandis que la sentence semble arriver à grands pas, l’homme sans nom relance la musique et devient à son tour metteur en scène puis spectateur, c’est grandiose !

Du théâtre antique à l’arène tauromachique

Le Western spaghetti se veut bien plus baroque que son penchant américain. Chacune de ses scènes est pensée pour être hautement symbolique, théâtrale, quasi opératique. Procédé bien présent et renforcé par cette arène Leonienne. Pour Et pour quelques dollars de plus, les notes musicales de guitare sèche et les quelques castagnettes donnent une tonalité hispanisante à cet affrontement final. Il ne s’agit plus d’un duel entre deux hommes mais bel et bien d’un écho à la corrida espagnole. Tout comme dans la culture taurine, les individus se toisent, s’observent, se tournent autour, sur fond musical avant une mise à mort éclair.

© Park Circus France

L’impact du duel final du Bon, la Brute et le Truand est encore plus fort. Sergio Leone et ses équipes ont construit le cimetière de Sad Hill et ses 10 000 tombes par soucis de réalisme mais également pour agencer une arène dans les règles de l’art. Les innombrables tombes forment des lignes de force avec comme point convergent un cercle où tout va se jouer. Cette immensité de pierres transforme alors les simples allées d’un cimetière en travées d’amphithéâtre romain. Une plèbe antique remplacée par les morts de la guerre de sécession avec un incroyable magot comme récompense. Motivé par ses origines latines, Sergio Leone a sans doute voulu ré-actualiser le combat de gladiateur en le transposant au Far West.

Quand à Il était une fois dans l’Ouest… On laisse la corrida et le combat de gladiateur pour jubiler devant le final d’une tragédie grecque, un instant d’opéra avec Argento et Bertolucci à l’écriture, Morricone à la musique et Leone à la mise en scène. Franck (Henry Fonda) retrouve l’homme à l’harmonica (Charles Bronson) dans un duel final qui est rentré au firmament du 7ème art. Ils ont cette manière de se mouvoir à la limite d’une chorégraphie contemporaine, cette fatalité mortifère tant de fois repoussée, une révélation qui laisse bouche bée… Tout y est ! Lorsque l’on sait que Leone avait pour habitude de faire jouer la musique de Morricone sur le plateau, cela prend tout son sens. Les acteurs sont habités par une musique et peuvent ainsi s’en servir pour nourrir leurs déplacements et expressions faciales. C’est du théâtre, de l’opéra, du grand cinéma.

Une horloge sur la vie qui s’écoule

Le temps n’existe plus dans les westerns spaghetti de Leone. Là où une séquence peut durer trois minutes, Sergio l’étire jusqu’à en doubler la durée. Il aime ainsi jouer avec le spectateur en dilatant le temps, en le rendant imperceptible. Le suspense qui s’en dégage est alors insoutenable et laisse le spectateur avec la gorge nouée. L’arène Leonienne prend alors une toute autre nature. Ce n’est plus un théâtre ou un amphithéâtre mais bel et bien une horloge géante. L’horloge de la vie avec laquelle les personnages jouent sans cesse. Dans un univers aussi mortifère que celui du western, le temps est une denrée rare, et précieuse. Les déplacements des personnages dans ces cercles peuvent donc s’apparenter à ceux d’une aiguille sur un énorme cadran. Symbolique qui se renforce d’autant plus dans Le Bon, la Brute et le Truand où les trois anti-héros se disposent dans les points cardinaux d’une horloge (12h, 3h et 9h) laissant le spectateur la finaliser (6h). Leone dilate le temps et découpe les corps, s’attardant sur les yeux, les visages, les mains, les pieds avant de tout accélérer dans une impasse mexicaine tantôt lancinante tantôt enivrante. La moyenne temporelle d’un duel chez Leone se situe entre sept et dix minutes. Une bien belle manière de retarder une échéance mortelle pourtant inéluctable.

Il est incroyable de voir comment Sergio Leone a insufflé sa culture européenne et sa violence latine dans un style purement américain. C’est sans doute ce qui fait le sel de ces westerns devenus cultes. S’attarder autant sur une figure circulaire lors de plusieurs duels n’a rien d’un hasard. Tantôt combat de gladiateur, tantôt affrontement taurin voire pièce de théâtre antique, les affrontements finaux chez Leone recèlent d’innombrables axes de lecture. Fort de ses débuts dans le péplum, il n’a cessé de revisiter les codes cinématographique dans une vision passionnante de la violence de l’homme à travers les âges. Oui les temps changent à la fin d’Il était une fois dans l’Ouest mais l’homme n’en reste pas moins violent. Que ce soit à l’antiquité avec Le Colosse de Rhodes ou Les Derniers Jours de Pompéi, dans l’ouest américain à travers sa trilogie du dollar et d’Il était une fois dans l’Ouest, dans les méandres d’une révolution avec Il était une fois la révolution ou la culture mafieuse grâce au magnifique Il était une fois en Amérique, seules les méthodes changent.

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