Les exemples d’acteurs reconnus se convertissant en scénaristes et en réalisateurs sont légions. On pense tout de suite à Clint Eastwood par exemple, qui a joué pendant 15 ans avant de réaliser son premier film, Un Frisson dans la Nuit, ou à Robert Redford qui réalise Des Gens Comme Les Autres après 20 ans de carrière d’acteur. Ou plus récemment à Argo, le tonitruant premier film de Ben Affleck, et à son Oscar du meilleur film. C’est à une conversion de ce type qu’on s’intéresse aujourd’hui, plus discrète et indépendante, évidemment, mais toute aussi passionnante. Un grand acteur australien, éternel second rôle en Amérique, qui devient un scénariste incontournable et un très bon réalisateur : Joel Edgerton.
Joel Edgerton est né à Sidney en 1974. Il est un acteur réputé, souvent second rôle dans des grosses productions. Il apparaît brièvement dans Star Wars II et III, livre probablement sa plus fameuse performance dans le formidable Animal Kingdom de David Michod, et joue plusieurs fois pour Jeff Nichols. C’est un acteur de caractère au faciès reconnaissable et ses performances sont généralement remarquables. Il a réalisé deux longs métrages, The Gift (2015) et Boy Erased (2019). Il a également récemment fait parler de lui en étant derrière le scénario de The King de David Michod, qu’on ne saurait cependant qualifier de film indépendant. Il semblerait que sa percée sur la scène grand public en tant que scénariste soit déjà bien avérée. Ici, ce sont cependant ses réalisations qui nous intéressent.
Cadeau venimeux
Ses débuts en tant que réalisateur se font, comme souvent, sur des courts métrages : The List et Monkeys. Les deux montrent une bonne maîtrise du scénario, avec d’angoissantes montées en tension, ainsi qu’une excellente direction d’acteurs. La réalisation y est tout de même tâtonnante. La caméra vibrante et instable sur The List est presque insupportable. Enfin il faut être un anglophone aguerri pour les aborder en raison des forts (mais authentiques) accents australiens qui les traversent. Sans être des chefs-d’oeuvre, ce sont des courts classiques et efficaces avec lesquels il s’est familiarisé à la réalisation, en vue de projets plus conséquents.
Son premier long métrage s’intitule The Gift. C’est un thriller psychologique racontant l’étrange invasion de la vie d’un jeune couple (Jason Bateman et Rebeca Hall) par une vieille connaissance au comportement étrange et aux intentions ambiguës. Il y incarne Gordo, une figure du passée qui se retrouve à hanter, envahir et progressivement empoisonner la vie de couple de Simon et Robyn Callen. Pour autant que c’est une production Blumhouse, un société de production plutôt réputée pour ses films d’horreur faciles et grossiers, The Gift se démarque clairement par sa subtilité. Déjà, Joel Edgerton brille plus par son scénario que par sa réalisation, très classique voire académique. C’est un film lent et insidieux, laissant planer les doutes jusqu’au tout dernier moment, faisant monter une étouffante paranoïa par ses dialogues subtiles.
Comme dans son second film, Edgerton se donne un rôle central mais pas principal. De plus son personnage est d’une certaine manière un voyeur, et apparaît comme un manipulateur, poussant l’intrigue et jouant avec les autres personnages. On peut y voir un parallèle intéressant avec le rôle du réalisateur et scénariste. Le réalisateur est un voyeur et le scénariste est un perturbateur autant devant et derrière la caméra. Enfin The Gift culmine dans un dénouement extrême, choquant et violent qui en fait peut être trop et détonne avec la subtilité et l’insidiosité du reste du film. En somme le film est intelligemment écrit mais révèle l’inexpérience du réalisateur. Sans choix esthétiques marquants, il manque de rythme et traîne énormément au milieu avant de complètement changer de ton vers la fin. Il révèle déjà du talent scénaristique du réalisateur novice, d’un niveau décent de réalisation et se fait l’annonciateur d’une filmographie intéressante.
The Gift a reçu un bon accueil par la critique et a été un succès commercial conséquent. La formule Blumhouse c’est de produire des films à assez petit budget et de dépenser gros sur la campagne publicitaire. The Gift partait donc avec un budget de 5 millions de dollars et en a rapporté 59 au box office. En France, il est distribué par Netflix. Sans avoir produit un chef d’oeuvre, Joel a montré qu’il pouvait être un réalisateur efficace et donner lui-même vie à ses scripts.
Jeunesse (dé)saturée
Boy Erased est son deuxième long-métrage et déjà son premier chef-d’oeuvre. Il s’agit de l’adaptation des mémoires de Garrard Conley, un jeune homme homosexuel fils de pasteur envoyé en thérapie de reconversion, censée le rendre hétérosexuel. Il y souffrira beaucoup et assistera à la lutte des autres. Il s’engagera ensuite contre ces institutions et pour leur interdiction. Lucas Hedge, un acteur à suivre également, interprète Garrard. Après Lady Bird c’est d’ailleurs la deuxième fois qu’il joue un jeune homosexuel confus par sa sexualité… Ses parents sont interprétés par Nicole Kidman et Russel Crowe, deux stars extrêmement fameuses, tandis que Joel Edgerton lui même interprète le principal « thérapeute » du centre de conversion. Boy Erased déstabilise très vite par son image. La réalisation est d’une grande sobriété, épurée au possible, manifestant une grande retenue. Mais c’est surtout le traitement de l’image, l’étalonnage, qui intrigue. L’image est terne, complètement dé-saturée. La perception y est souvent difficile, la lumière aveuglante et une implacable morosité se dégage de l’oeuvre. C’est définitivement le choix artistique le plus remarquable dans le film et il est formidablement exécuté.
Cependant, c’est encore une fois le scénario et la direction d’acteurs qui excellent le plus. L’histoire est traversée de personnages à fleur de peau, de difficultés de communications et de figures d’autorité branlantes. Au sein du film il y a les conflits entre l’humanité et l’autorité, les convictions et les émotions. Le conflit entre le père et le fils est central au film et donne lieu à de poignantes confrontations aux différents âges de la vie, toutes saisissantes de réalité. Avec le temps qui passe, leur relation et leur rapport de force changent subtilement. Le « thérapeute » joué par Edgerton est aussi un personnage fascinant. Une véritable brute, utilisant la culture chrétienne pour faire des affaires et torturer des jeunes, il semble puissant, charismatique et sûr de lui. Pourtant on devine à plusieurs moment sa faiblesse, son insécurité et la fragilité de son pouvoir. C’est un personnage terrible mais véritablement nuancé qui se trouve finalement tragiquement ironique. Enfin le conflit interne de Garrard est parfaitement représenté ; attaqué dans sa foi, dans tout ce que sa rigide éducation a imposé comme vision du monde, c’est l’histoire de sa découverte de lui même, de sa liberté et de l’amour même. Tout cela dans un parcours loin d’être rose, avec son lot de tristesse et de brutalité. Boy Erased est un magnifique film. Dur, douloureux, nuancé et terriblement réel. Un véritable tour de force pour Joel Edgerton devant et derrière la caméra.
Sans aucun doute le nom de Joel Edgerton sera incontournable à Hollywood dans les décennies à venir, au delà de son statut d’acteur de second rôle. Si on peut qualifier ses films d’indépendants, ils n’en demeurent pas moins d’assez grosses productions avec des acteurs de renoms, ce n’est pas vraiment le cinéma alternatif et son ambition semble être de persévérer dans les grosses productions. Difficile d’imaginer son avenir en tant que réalisateur. Il s’est montré compétent mais n’a pas exposé un style très clair ou récolté un succès massif. Il peut aussi bien continuer à réaliser que se concentrer sur ce qui est son réel point fort : le scénario. Tous les films d’Edgerton se démarquent plus par leur brillante écriture que par la réalisation et ses collaborations avec David Michôd comme le très remarqué Le Roi sur Netflix ou The Rover (distribué par A24) peuvent parfaitement catapulter sa carrière vers les sommets. Seul l’avenir nous le dira mais il est clair qu’il nous donnera, quoi qu’il en soit, de bons films bien écrits.